A petaouchnoc

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Sur le museau des requins: aventure de mer vécue.


Sur le museau des requins.

 

 

 

     Mon voilier mouille dans une petite crique à côté du port de Mogan, au sud de la grande Canarie. Le tourisme pauvre s’abat en autocar pour un jour en nuées dans ses allées fleuries. Des ponts en arcades agrémentent ce port, Il l’appelle : "La petite Venise". Il tourne en rond sans se décider à choisir un restaurant. Fatigués, ils paient le sandwich plus cher que le caviar.

 

      Ce n’est pas l’époque, mais je dois rentrer à Puerto Sherry, dans la baie de Cadix. La remontée sur l’Espagne sera plus longue que la descente qui s’est effectuée en six jours, au pas d’une demoiselle. Je biture mon mouillage dans sa baille. Un skipper refuse de convoyer le First 38 de mon voisin jusqu’en Allemagne : "trop dangereux, dit-il !"

 

     J’appareille le vendredi matin de la troisième semaine de juillet 2002. Par l’est, pour éviter l’effet Venturi entre les îles de Santa Cruz de Tenerife et la grande Canarie. "Femme de marin, femme de chagrin. Et pour espoir le voile noir", m’a dit mon amie qui n’a pas voulu m’accompagner. Ou différence des sexes devant la peur.

 

     J’ai confiance en mon Arpège. Dessiné par Michel Dufour, c’est un bateau marin. En son temps il a fait deuxième dans la Transpacifique, derrière Tabarly et son Pen Duik.

 

     Je l’ai acheté sur un coup de cœur, sans même savoir si j’avais le mal de mer. Ensuite je l’ai équipé à neuf de la quille à la pomme de mat, qu’il soit beau et vogue hauturier. J’ai tout appris dans les livres, en commençant par le sextant, par défit, une idiotie, car je ne l’ai jamais utilisé. Et je suis parti.

 

      Depuis je navigue seul, sans radeau de survie, ni balise. Je le puis. Mon bateau est Anglais. Et c’est un choix ! Un Zodiac et un gros bidon étanche avec tout ce qu’il faut à l’intérieur suffit : G.P.S, dessalinisateur à main, protéines vitaminées en poudre conditionnées sous vide, diverses cochonneries toutes plus utiles les unes que les autres, et une photo récente de Brigitte Bardot pour repousser les calamars géants qui pourraient m’attaquer.

 

     Les survies imposées par la France sont excessivement chères – logique, elles sont obligatoires – et trop souvent défectueuses. Et les requins protègent les coquins qui les vendent. Quant à la balise… pourquoi risquer la vie des sauveteurs bénévoles ? Si j’avais eu peur de la liberté, je me serais planifié une cure de sommeil jusqu’à la retraite et acheté un pédalo pour faire des ronds dans les bacs à canards du jardin du Luxembourg, sous l’œil malin des sénateurs.

 

     Je dors dans le cockpit, nez au vent, les yeux dans les étoiles. Je flaire l’aventure. Je m’enivre de l’éclat de Deneb du Cygne, Véga de la Lyre, Rigel d’Orion le chasseur, Arcturus la rouge, l’Epi bleu de la Vierge, Castor et Pollux, Betelgeuse, Sirius, et de l’Ourse qui joue avec la chevelure de Bérénice. Ce sont mes amies. Le jour, je dors ; La nuit, je les veille. Elles guident ma route.

 

     Le temps est couvert et la lune charmeuse. "Un cercle à la lune n’a jamais cassé mât de hune : souvent il les branle". Ce soir, sa chaloupe est proche ; c’est Vénus, l’étoile du Berger. On dit qu’elle tourne sa bosse : un signe de vent. "Si temps à naître bon ou mauvais connaissions, que douce toujours serait la navigation". 

 

     J’aime naviguer dans les mers franches. L’adversité me transcende. Sinon c’est l’ennui et je cherche le chaos. Si l’on reconnaissait la valeur d’un homme au nombre de ses défauts plutôt qu’au nombre de ses ennemis je serais très valeureux. Je pêche avec délice.

 

     Ce matin le ciel est rouge. C’est du chagrin. J’attends de voir et j’appareille au jusant : la fin, l’abandon et la mort, la prophétie des naufragés bretons. Je ris des superstitions. Je n’ai pas prié en tournant trois fois autour de mon bateau quand j’ai changé son nom. Ni je ne l’ai baptisé. De Corb il est devenu La Légion. 

 

     J’ai d’ailleurs longtemps pensé l’appeler "Le rat qui pète", par dérision, envers les goulus qui asservissent et prônent la morale à coups de hache sous prétexte de Liberté-égalité-fraternité, une foutaise des "tout pour ma gueule", des socialo-communistes-mondialistes, les même qui se sont appropriés par assassinats toutes les propriétés en 1789 et qui continuent, ou au nom des dieux qui se foutent sur la gueule depuis leur invention. Et en souvenir de la célèbre taverne de l’île de la Tortue qui abreuvait pirates, libertaires et libertins. Un monde de vrais coquins aux valeurs sûres. Le sabre et l’entraide géraient leurs lois. Nul besoin d’une Légion d’honneur. Et quand l’un d’eux mourrait, l’anneau d’or porté à l’oreille payait son enterrement. Sans taxe. La différence entre le pomponné public à rosette et un homme.

 

     Après des heures de chahut – contre un vent debout débridé – je fuis devant une muraille de nuages noirs. La Légion étrangère me l’a appris : "La force d’une armée réside dans sa mobilité et son pouvoir de replis". Et "marin, pour bien naviguer, à grand vent il faut céder : tu n’es point fort comme Cap’tain Nord". 

 

     Quatre heures du matin. Mogan est toujours à cinquante brasses tribord, invisible derrière des eaux furieuses. Le vent déballe cinquante nœuds. La nuit est noire. La mer bouillonne. Démoniaque.

 

      À sec de toile, je progresse au moteur en restant manœuvrant. Je plonge dans des trous sans fond et grimpe sur des crêtes d’écume qui explosent en myriades de fractales blanches. J’ai attaché le bout de mon harnais après la barre d’écoute et entortillé l’écoute autour de ma taille : "Trop fort n’a jamais manqué, peut consentir qui est fort assez…". Et ce, bien que se soit une erreur. Si je m’étais retourné, je n’aurais pas su me libérer sous l’eau. Je l’ai appris plus tard au hasard des conversations entre voisins d’un jour. Ce que j’aime dans cette vie vagabonde. Loin des télévisions et des politiques qui leur ordonnent, l’inutile et le stérile sont absents.

 

      Je suis proche des falaises. Mais je ne peux m’en écarter. Une erreur quand on connaît la règle du pouce. Soudain, une vague tribord monte, gonfle, enfle, énorme et très haute. Elle enfle encore. Je rentre la tête dans les épaules. Je me cramponne. Elle prend mon bateau, le soulève sur sa cime, le couche à plat sur le bordé tribord, le tourne de 180° et le pose avec délicatesse dans l’azimut de la fuite comme une fleur dans une flûte. Belzébuth, je t’adore ! Tu as sauvé mon bateau.

 

      Comment expliquer ce phénomène autrement que par deux vagues de courants contraires qui se chevauchent : l’un bâbord, poussant la quille ; l’autre tribord, poussant le bordé.

 

Je goûte ce tumulte avec la ferveur d’un gosse de quinze ans devant sa première vulve. Je rêve d’un tour du monde des îles sans loi, pour fuir un pays sans droit. Et finir en beauté mon autre moitié de siècle en attaquant des pirates au coupe-coupe. La mitrailleuse c’est pour les mecs pressés.

 

     Dieu des incroyants, frère de moignon, bandeau sur l’œil et jambe de bois, donne-moi ce que les autres ne veulent pas, donne-moi des coups et du baston, donnes moi du palpitant, donne-moi la vie que les voyeurs envient, sans préservatif. Je n’ai plus ni honte ni peur et je suis critique. C’est un monde d’escrocs. Quand on regarde l’étiquette de prés, tout est devenu faux. "La terre serait belle sans les hommes" me dirait le Petit Prince, vue de son imaginaire. Nous avons saccagé le meilleur siècle, en le rendant stérile. La mer aussi est pourrie. Les déchets dollars des "outres certitudes".

 

     Je suis une coquille vide ! Les horreurs du passé. Je ne sais plus comment on aime. Je peux désormais disputer les enfers au diable. C’est mon dû ! Lui et moi sur une île déserte : le premier qui mange l’autre… a gagné !

 

      Je plaisante ? Peut-être… ?

 

      J’aimerais construire une école, en palmes, dans une île perdue, pour apprendre à des enfants tout ce que je fuis, sans en faire ni des malheureux ni des bassines d’eau tiède, une utopie quand l’idolâtrie prévaut.

 

     Quand je suis rentré à Mogan, la secrétaire de la Capitainerie est effarée d’apprendre que je batifolais cette nuit, sous ses fenêtres.

 

      Le soleil se lève très brillant, sans nuage à l’horizon : "belle journée, dit la raison. Les cons vont au charbon".

 

     Je quitte le port à l’étale de pleine mer, par l’est, et tire des bords pour être à mi-parcours de l’île au jusant.

 

      Au nord il fait très beau. Trop ! Le sorcier  affiche 1150 hectopascals. Éole souffle ailleurs. La mer est azur, uniforme. Je subis la "pétole". Je cuisine, je lis, je dors, je pense, je rêve… "La mer est mon miroir… Je contemple son âme dans le déroulement infini de sa lame, et mon esprit n’est plus amer..."

 

      Je savoure la solitude, loin du bruit que font les hommes pour exister.

  

     Après trente-six heures de calme plat, je pense que j’aurais peut-être dû acheter du vent à une sorcière, qui me l’aurait vendu prisonnier dans trois nœuds de mouchoir à clouer au mat, pour les défaire un à un, selon les besoins. Ou, pour ne pas payer un vent factice, embarquer un mousse qui, le cul nu, dans la direction du souffle voulu, aurait été triqué avec une badine en le priant d’appeler gentiment "Monsieur le vent", jusqu’à sa manifestation. Comme le faisaient les anciens, au savoir séculaire, en crachant leur jus de chique.

 

      Je navigue au moteur. A vingt milles à l’ouest de Kènitra je m’écarte largement d’un chalutier, par tribord. Sur le qui-vive, concentré. Soudain, le moteur broute. Je débraye, un réflexe. La Légion est prise dans le chalut. J’appelle les pécheurs à la V.H.F et leur fais des signaux lumineux. Ils dorment.

 

     J’enfile le bas de ma combinaison de plongée. Le haut que l’on m’a rendu après l’avoir prêté est trop petit. Ce n’est pas le mien. Je le remplace par trois sweats, ajuste la lampe frontale, prends un couteau et une poignée ventouse, et descends dans l’eau. La peur de perdre mon bateau est plus forte que celle de finir en étron de requin et j’ai beau me dire : Pense comme si tu n’existais pas, c’est plus fort que moi, je les vois, je les sens, ils ont des yeux gros comme des roues de camions. Le bout de mes palmes agace leurs museaux. Et les pécheurs, c’est sûr, c’est certain, vont tirer mon bateau et le réduire en allumettes. Pour ne pas que je fasse un trou dans leur filet par lequel s’enfuiraient des tonnes de poissons…

 

     L’eau est à deux degrés. Je suis frileux. Elle est glacée. L’air refuse de pénétrer dans mes poumons. Il y a blocage. Goulet d’étranglement. Mon diaphragme oublie de s’ouvrir. Je suffoque. Je veux remonter. Je suis fatigué. Mais j’ai oublié de descendre l’échelle de proue et même de m’attacher. J’observe mal. Je pense mal. J’agis mal. J’ai soudain oublié tout un passé de survie. J’ai peur. Je suis un âne. On ne fera pas de moi un cheval de course. Je lance couteau et ventouse dans le cockpit et attrape un chandelier. La matrice de l’univers m’a conçu avec le feu au ventre, un cerveau pois chiche, mais avec des grands bras. Ça compense.

 

     Le chalutier ne "dit" toujours rien. Est-ce une école de pécheurs sourds et muets, aveugles et manchots subventionnée par une association caritative qui tient son siège en Suisse ? Ou des trafiquants qui s’illuminent pour se cacher ?

 

     Je ne sais toujours pas si le filet prend l’hélice ou la quille ? Je suis inquiet !

 

Je m’allonge sur le pont et tire un morceau de filet avec la gaffe. Je tire, tire et tire. Je coupe, coupe et coupe pour le moins dix mètres de mailles. Le filet plonge, il s’enfonce. Me prend une soif de rigolade. Des dormeurs vont faire la gueule. Qu’ils soient heureux de n’être pas mes équipiers ! Je les aurais jetés à l’eau, pour garantir mon sommeil. 

 

     Je relance le moteur en avant lente et la Légion avance, doucement. C’est gagné. J’accélère ! A Bientôt messieurs les sourds et muets, les aveugles et les manchots. Saluez les requins, les barracudas et les tortues aussi. Mais défiez-vous des pilleurs de générosité.

 

     Quand on voit ce qu’ont voit ; et qu’on sait ce qu’ont sait ; on a raison de penser ce qu’ont pensé. Voguons Petite Ourse, barre sur la polaire !

 

                                                                     

 

 Histoire vécue.

                                   

31 Juillet 2002

Patrick Letellier

 

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28/12/2013
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