A petaouchnoc

A petaouchnoc

Tempête vécue en mer


Tempête

 

 

                                                                                Homme libre, toujours tu chériras la mer,

                                                                                La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme,

                                                                                Dans le déroulement infini de sa lame,

                                                                                Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

                                                                                (Baudelaire: l'homme et la mer)

 

     Nous décidons d’un itinéraire et partons du port de Rabat Sale, Maroc, à trois voiliers, vers midi, en direction des îles Canaries. En gros 450 *miles à parcourir jusqu’à Lanzarote. La météo s’y prête. Aucun de coup de vent dans les annonces. Mon ketch*, court en tête, toutes voiles dehors. Je peaufine le réglage des toiles aussi finement que possible, tribord* amure*, en jouant sur les *écoutes. J’aime ce jeu. Je file à huit nœuds*, une vitesse de pointe pour ce bateau.

 

     Confortablement assis dans mon siège baquet derrière la barre, je jouis de l’instant. Nul bruit, que celui des vagues fendues par l’étrave. Elles explosent en mille et mille myriades de bulles. Le pilote automatique conduit le navire. Un produit cher, mais indispensable. Il permet de vaquer aux tâches, sans s’occuper de la barre, gouvernant mieux qu’un skipper. Et miel sur la tartine, nous dormons tranquilles.  L’un veille, l’autre dort. J’en abuse. Ne sachant jamais, à quelle sauce je serais dégluti, j’emmagasine de l’énergie, prévoyant un coup de chien ou des avaries probables. À la mer, on sait quand on part, jamais quand on n’arrive. Si on n’arrive ?  C’est un choix ! Il faut l’accepter, sinon se faire bonne sœur. Peut-être un jour vivrais-je, en étron de requin ?

 

-   Regarde Patrick, nos amis changent de route ! Dit Insa, mon amie allemande, qui s’exprime avec moi en espagnol, assise sur la banquette bâbord du cockpit central. Bien que j’eusse passé mon Bac en allemand, je ne prends plus la peine de pratiquer celle langue.  

 

     Je me retourne. Je cherche pourquoi ils suivent la côte sans me prévenir. Ont-ils un problème ? Ma radio ne fonctionnerait-elle pas? Les essais furent pourtant probants avant le départ. J’appelle. Nulle réponse. Je pourrais leur courir au cul, mais j’évite des manœuvres, j’ai soixante ans, l’âge me rend fainéant, je continue ma route.

Soudain, une troupe de dauphins, marron rayé de blanc, évoluent autour de la coque, sautent, jouent avec l’étrave, devant, dessous, sans jamais la toucher. Ils nagent de bâbord à tribord, et de tribord à bâbord. Ils poussent des petits cris, vraisemblablement de joie, sans savoir que l’homme est leur prédateur. Un ballet qui ouvre le cœur. Ils s’en vont, comme ils sont venus, de nulle part, de ces eaux froides et poissonneuses, un habitat de choix pour ces gentils mammifères goulus. Et j’enrage de les savoir trop souvent parqués dans des piscines sous prétexte de faire le bonheur de trisomique 21.

 

       À vingt heures, nous nous apprêtons à passer la nuit. Je réduis la voilure, par sécurité, quelques *rouleaux avec ma *bôme. J’allume mes feux de route et je fais mon point. Nous mangeons et préparons les effets de nuit : vêtements chauds, bonnets, gants, les duvets pour nous couvrir, les harnais et les sangles. La nourriture de confort et le matériel aussi, à poste, à portée de main : à boire, des fruits secs, cafés et thés chauds, lunettes de vue, le téléphone satellite, cher, mais indispensable aujourd’hui pour les longues traversées, lampes frontales, GPS à main, jumelles, et les liseuses électroniques.

 

     J’organise la literie de mes bêtes : une adorable chatte nommée Skipper, un clin d’œil aux femmes qui naviguent, elle attend des bébés, une première ; et un chien, Strouppy, ou cheveux fous, ce qui lui va bien avec ses yeux pleins de poils, l’appellation  aussi de Milou en allemand, le chien de Tintin. Par sécurité, nous les attachons toujours. Nous ? Seulement la nuit. Le jour, beaucoup moins, sauf par mauvais temps. Une sottise, nous devrions l’être en permanence, mais ce mouvoir sanglé limite les mouvements. En conséquence, Insa ne quitte jamais le cockpit. Et quand je travaille sur le pont, je *manille une sangle à mon harnais ; et je pratique le dicton : une main pour soi, une main pour le navire. Ou pour mieux le dire : une main qui travaille, une main qui me tient.

 

     La nuit est belle. Étoilée. Du rouge à l’horizon. Demain il fera beau. Soudain, la proue d’une *patera ouvre les flots devant nous, conduite par deux hommes, elle vient elle aussi de nulle part. Lourdement chargée et sans lumière, elle nous double en sens inverse, proche à percuter le bateau. Elle avance lentement, en raison de son petit moteur, silencieuse dans la nuit.

 

     Sa direction ? Grosso modo l’Andalousie.  J’aperçois nettement les ballots de trente kilos en toile de jute, le conditionnement du haschich. À vue d’œil, probablement une tonne. Une équipe de réception, d’une quinzaine de types, l’organisateur et les autres, des Marocains venus spécialement de Ceuta,  enclave Espagnole, attend quelque part sur une plage, cachée dans les buissons, dispersée sur une longue distance, à chaque intersection de *camino.  Elle mettra la patera en stand-by et attendra que la voie soit libre. Munie de Walkie talkies codés et de jumelles infra rouge, elle guette les mouvements possibles du  4 X 4 des *guardias civils qui circule en *black out dans ses environs. Ce n’est pas un jeu. L’une des deux parties essaie de s’approprier le bien de l’autre, souvent pour le revendre. Elle paie ses fils et ses neveux, qui eux aussi prennent *planque dans les fourrés, au même endroit ou ailleurs, une question d’intuition pour couvrir un probable lieu de déchargement. Si absence de danger, les trafiquants déchargeront la patera et mettront en lieu sûr le produit dans une maison avoisinante, louée à cet effet.

 

     Pas facile de courir dans les vagues et dans le sable avec un colis de trente kilos dans chaque main sur une distance de plus ou moins cinq cents mètres. Mais un travail de quinze minutes chrono, pour tous ces jeunes, adeptes de culturisme. Il faut avoir vingt ans pour oser : des muscles en béton, du courage à revendre avec une mentalité d’aventurier. Bien ou mal, un grand nombre de moralistes fument ou sont adeptes de la cocaïne, un vice majeur.. La résine de cannabis soignerait  le cancer. Un interdit peut-être qui protège les laboratoires pharmaceutiques ? Sinon, la patera rebroussera son chemin.

 

     Les ballots décortiqués, les plaques, de deux cent cinquante grammes chacune, attendront les voitures des pilotes professionnels chargés de les remonter au-delà des frontières, mitraillettes sur les genoux, protégées par un véhicule kamikaze, loin en tête, et un autre à distance, à l’arrière, toujours en liaison,  prête à percuter ceux de la police si nécessaire, pour faire passer le convoi. Ils sont venus avec les coffres remplis de sacs de ciment, en raison du renforcement des suspensions et avec une roue de secours qui contient le paiement.  Les plaques d’immatriculation changeront en fonction des départements traversés et les téléphones systématiquement jetés et remplacés. La caravane connaît parfaitement son itinéraire et ses aléas, possède au plus haut degré  la science de circuler sans se faire repérer par les satellites, à la manière d’un petit Poucet qui marcherait avec un convoi de bip-bip accrochés à ses pas. Une organisation dangereuse et rodée.

 

     Deux chalutiers de pêcheurs se profilent aux loin à tribord. Nous sommes aux aguets et sur nos gardes, pour ne pas nous jeter dans un filet. Je les observe avec mes jumelles, qui malheureusement n’ont rien en commun avec des jumelles de nuit, trop chères. Comme à l’habitude en pareil cas, l’inquiétude nous gagne. Combien mesurent leurs filets ? Cent mètres ? Cinq cents mètres ? J’ai un sale pressentiment. Et je n’aime pas du tout, mais pas du tout mes pressentiments. Ils me font peur. Ils ont pris l’habitude d’avoir trop souvent raison. Mais je les écoute toujours, ce que l’on appelle peut-être l’expérience. Mais l’expérience de quoi, bon dieu ? D’un aventurier qui a survécu à mille dangers, à mille misères ? Qui ne sait pas de quoi demain sera fait ? Ou comme le professait Confucius : « l’expérience, c’est le chemin éclairé parcouru ». Ça vous aide ? Moi, pas !

 

     J’envoie un mail cérébral : requins du large, préparez la sauce, mais s’il vous plaît,  appelez votre saucier, ne l’achetez pas chez la mal bouffe pour plaire aux législateurs ; et abstenez-vous du micro-ondes. Je vomis la nouvelle gastronomie française qui, sous prétexte de salmonelles, nourrit les sans dent et les enfants de nos écoles avec des fonds de poubelles. Je ne suis pas une salmonelle. Un os, certainement. Dentiers, s’abstenir !

 

     Je mets en route le moteur, prends très large à bâbord, et enroule mes voiles. J’ai des bômes à enrouleur, elles sont pratiques souvent, mais la cause de problèmes parfois quand le mécanisme se bloque. Quinze minutes passent, et advint ce qui devait advenir. La quille et l’hélice sont prises dans quelque chose. Je coupe le moteur. Effectivement, je suis dans les derniers mètres de l’un de leurs filets. L’eau est claire, transparente, verte sous les rayons de la lune. Les deux chalutiers dansent côte à côte, bordés contre bordé, à environ 80 mètres, toujours illuminés. Mais aucune activité visible à bord. Il semblerait que l’un soit Marocain, l’autre Espagnol, non par les pavillons qui sont inexistants, mais par leurs formes et aussi leur look : délabré pour le marocain, flambant neuf pour l’espagnol. Je les appelle à la VHF, aucune réponse. Je pense savoir ce qu’ils transbordent.

 

     Je prends un bon couteau, des lunettes et un tuba, et je me jette à l’eau sans combinaison. Une idiotie. Une erreur qui aurait dû m’être fatale. Mais d’un âne on n’en fait pas un cheval de course. L’eau froide, glacée, quasiment à zéro degré, serre mon diaphragme. Elle le presse dans un étau. Je hoquette, je suffoque, j’émets des râles, l’air refuse d’emplir mes poumons, pas même une goulée. L’instinct de survie ou l’énergie du désespoir me fait attraper mon échelle de coupée à côté de laquelle j’ai sauté. Les débiles et les ivrognes auraient-ils vraiment de la chance ? Ivrogne, parfois ; débile, sûrement.

Péniblement rétabli sur le pont, à plat ventre, pieds reliés au bateau et gaffe en main, je croche un morceau de filet. J’en monte une bonne dizaine de mètres. Je coupe, je coupe et je coupe, la rage dans le ventre. Le reste libère mon bateau, je le vois descendre. Je ris, j’aimerais que des dauphins soient libérés.

 

     Moteur en marche, je mets en avant lente, doucement. Mon bateau se dégage, il est libre, il  navigue. Mais quelle frayeur. Dieu des incroyants, donnez-nous ce que les autres ne veulent pas, donnez-nous du *baston et du casse-pipes ! Réclamions-nous à la Légion. Non, merci, je n’en suis plus ! J’ai mon compte.

 

     Connaissant parfaitement la côte andalouse, je suis presque certain de connaître le port d’attache du chalutier espagnol ou Barbate, la marmite du haschich. Les autochtones précisent: Barbate de Franco, fiers des visites ponctuelles du Caudillo, quand il venait dans la région rendre visite à ses amis allemands….

 

     Un soir, à Barbate, je suis invité par mon ami Roy, hongrois ou bulgare, je n’ai jamais su, mais un vieux pirate, un aventurier véritable des mers. Corpulence, cheveux, barbe, sourcils broussailleux, visage et regard terrible, il ressemble à Barbe rouge. Quelques années après, je l’ai revu clochard à Gibraltar, malade d’Alzheimer. Il faisait la manche. À l’époque de la piraterie, les frères de la côte lui auraient coupé la gorge pour qu’il ne souffre pas l’indignité. Aujourd’hui, à prétexte d’humanité, les mercantiles laissent souffrir les malades.

 

     Dans la nuit, cachés dans le cockpit de son bateau, à sec, au bord du *varadero qui surplombe le port, nous regardons cinq mètres plus bas, soit grosso modo, la hauteur de la marée :

 

- Regarde ! Me dit le vieux forban.

       

       Des pêcheurs déchargent tranquillement des ballots de haschich du chalutier et les entassent dans un  4X4, cigarette au bec, discutant et riant. Cinquante mètres plus loin, derrière le grillage qui ferme le port, deux *gardias civils attendent les bras croisés. Le travail achevé, le 4X4 des gardias civils escorte naturellement celui des pêcheurs. Des liens familiaux les unissent-ils, comme souvent dans l’Espagne profonde ?

 

        - Et je suis sûr que tu ne devines pas où ils vont maintenant. S’exclama Roy, joyeux comme un gabier dans un premier abordage.

 

        - Je suis à mille lieues de m’en douter. Comment le saurais-je ? Mais tu vas me le dire. Répliquais-je au vieux bandit adepte de tous les trafics.

 

        - Dans une villa de la colline des Allemands !

 

        - A Zahara de los Atunes ?

 

        - Oui. Et il n’y pas de meilleur endroit.

 

        - Effectivement, je connais.

 

     Cinq kilomètres distancent le village de Zahara de los Atunes de Barbate, en direction de Gibraltar. La première fois que je suis rendu au sommet et que j’ai vu en contre bas ces villas inhabitées surplombant la mer à flanc de cette colline, les unes au-dessus des autres, toutes aussi luxueuses que luxuriantes, avec piscines et jardins exotiques d’une grandeur et d’une magnificence inégalée.

 

     Je me suis demandé qui pouvait bien habiter ce lieu. Vagabonds et clochards en retraite ? Certes non. Mais : Princes d’Arabie Saoudite, présidents de multinationales, élus véreux ou escrocs d’envergure tous confondus ? Car c’est quand même le trou du cul du monde.

 

     À moins de venir en hélicoptère, et vraisemblablement le moyen de locomotion choisi par les occupants de ce paradis. Pas un instant la véritable raison ne m’est apparue. J’ai oublié la question de savoir à qui profitait le crime. Car cette colline, qui s’élève tout au fond du tout petit village de pêcheurs de Zahara de los *Atunes, s’élève au centre d’un camp militaire et son accès fut très longtemps interdit, protégé par Franco. Ceux qui par curiosité ont essayé d’en franchir l’accès ont disparu. Ceux qui ont construit par force ces villas, probablement aussi ? Rien n’égale la mort pour garder des secrets.

 

     Les vieux autochtones ne prononcent son nom qu’avec respect et jamais ils ne s’épancheront. Aux dires cependant de quelques-uns de mes amis, à voix basse, toutes ces demeures communiqueraient entre elles par des tunnels et des ascenseurs et leur accès principal se ferait par sous-marins. Les propriétaires sont désormais les descendants des dignitaires nazis qui sont venus se cacher pour mourir en toute impunité ici. Combien de tonnes d’or, d’objets précieux, de tableaux pillés dorment-ils encore, enfouis dans ses caves ? Une quantité certainement effarante ? Un nombre certain de l’organisation Spine rote, l’araignée rouge, ont transité par cette colline, en utilisant « la route des rats »,  avant de fuir en Amérique du Sud ou de se cacher dans d’autres urbanisations espagnoles à l’image de celle-ci : à Connil, Cadix, Marbella, Dénia, Alicante, ou Empuriabrava un autre édifice de rêve,  proche de Rosas,  non loin de la frontière pyrénéenne.

 

     Aidés par des ecclésiastiques catholiques suprêmes, ils arrivaient vêtus d’une soutane. Absous de leurs crimes ? Pour en dénommer quelques-uns ,  reçus en seigneurs par le caudillo, dans les faits l’ami intime du Roi :  Eichman ; Pavelic, responsable de 800.000 morts en Croatie ; Klaus Barbie ; Martin Borman ; Otto Skorzeny ; Frederick Jensen qui pour le moins fit massacrer 762 juifs ;  León Degrelle, général de la Waffen SS mort le 31 mars 1994 à Marbella sous le nom de Léon José de Rodriguez Reina ; Aribert Heim, le docteur de la mort qui vivait sur son yacht dans les magnifiques canaux d’Empuriabrava, tous agrémentés de villas d’un autre monde; ou Anton Galler, commandant SS qui en 1944, organisa en Italie le massacre de Santa-Anna dans lequel périrent 400 civils, en majorité des femmes et des enfants. En mars de l’année 1997,  le journal El Pays en localisa 104 qui ont vécu ou vivent d’une manière occulte et tranquille en Espagne, mais la liste est très incomplète. Beaucoup, comme Hans Juretshle et Johannes Bernhardt occupèrent des responsabilités importantes dans les institutions espagnoles, ce qui leur permettait de falsifier ou de fabriquer des dossiers.

 

     Il est désormais très difficile de trouver des informations fiables sur ce sujet. En point d’orgue, et pour terminer cette histoire de nazis, mon ami Paco Mito de Barbate, un formidable percussionniste qui a joué avec les plus grands, à découvert une collection de timbres d’une extrême valeur, de cette époque, dans… une poubelle de la terrible colline des Allemands, ainsi définie  dans l’imagination populaire de la région. Il n’existe donc pas de meilleure cachette pour ces trafiquants de drogue du cru, de surcroît, protégés par la loi. Et peut-être même, ont-ils leur sous-marin ? Dans la vie tout est possible. Et surtout, rien n’est impossible à celui qui ordonne.

 

    Mon chien et ma chatte dorment sur mes genoux, bien au chaud sous le poncho argentin doublé de laine qui nous protège du froid et de l’humidité. Strouppy rêve à l’os qu’il n’a pas. Skipper ronronne. Soudain, je sens du chaud sur ma cuisse. Ma chatte miaule et saute sur la banquette tribord. Elle a libéré un bébé. Il est noir et gluant. Elle me regarde, miaule encore et se pelotonne en rond. Je pense qu’elle m’a demandé la permission. Elle ne connaît que moi depuis sa naissance, je l’ai récupérée aveugle, avec une maladie des yeux. Depuis, elle me suit comme un chien. Où qu’elle soit aux alentours, je l’appelle, elle vient.  

 

     Je me déharnache, retire le poncho, et descends ma chatte dans la cabine arrière pour l’installer dans sa cage en plastique. Elle en fera trois autres qui furent un bonheur. J’adore l’espièglerie des petits chats, les voir jouer, sauter, bondir en boucles irréfléchies. 

 

     Le vent tombe. Mes voiles sont *arisées. Je les aide en mettant le moteur. Tout à coup, la barre se bloque, mes lumières de route s’éteignent et l’alarme du moteur retentit. Problème de pilote automatique ? Nous serions dans la merde, et moi plus encore. Je coupe le moteur.

 

    Insa me regarde, inquiète. Je la rassure d’une mimique et des yeux. Je descends avec un air d’indifférence, sourire aux lèvres. Jamais je ne lui laisse voir mon inquiétude. Elle est femme, elle sent. Elle connaît le loustic qui lui a déjà fait vivre deux tempêtes et quelques avaries. Jusqu’à me dire une fois dans une très sale tempête, dans laquelle trois voiliers proches de nous ont disparu, que j’avais fait exprès de partir avec une mauvaise météo, par jeu. Les femmes sont vraiment capables de tout, du meilleur comme du pire. Mais bon, allons doucement je suis pressé. Il me faut réfléchir. Aucun droit à l’erreur sur un bateau.

 

    Je subis la loi des dominos, une multitude de dominos, un énorme caca de dominos, qui se choquent et se contre choquent dans une martingale illogique. Pourquoi, n’ai-je pas un Africain à bord ? Tous adorent perdre leur temps aux dominos. Africain ou non pour me conseiller, j’ai deux  problèmes majeurs à résoudre. Le premier : la patte qui soutient l’alternateur  a cassé, et sa courroie en sautant a fait sauter celle du refroidissement moteur. Le second : la barre du pilote bloque mon triangle de barre à roue. Je suis obligé de le démonter, pour la libérer. Pas facile, le bateau fait des embardées. Le temps que je trouve les clefs, que j’effectue le travail, le bateau est de nouveau manœuvrant. Mais beaucoup moins vite que pour le dire.

 

- Mets-toi à la barre et suis le compas au *207°. Dis-je à Insa, au travers du hublot intérieur bâbord. Elle pleure, elle a peur, ses yeux hagards le démontrent, mais elle fait ce qu’elle peut pour maintenir le cap, en vomissant tripes et boyaux, ses mains tétanisées sur le *timon, sans se plaindre, la bouche grande ouverte semblable à une folle hallucinée. Elle est courageuse.

 

   - Tient bon bébé, s’il te plaît. Je n’en ai pas pour longtemps. Il n’y a rien de grave, je peux réparer.

 

   Je regarde à nouveau dans le moteur. Je reporte les réparations à plus tard. Je mets en place des feux de route de secours et continue ma route à la voile. Insa s’évanouit.

 

  L’horizon noircit. Le vent se lève. Il passe soudain de quinze à quarante nœuds, à cinquante, à soixante, la girouette est folle. La mer gonfle, enfle, s’élève. Les vagues sont gorgées d’écume blanche. Le baromètre a chuté de plusieurs hectopascals en moins de trois heures. Il continue. Ce sont là, les signes d’une tempête assurée. Je suis fautif. J’ai oublié de regarder le *sorcier. Peut-être aurais-je pu rebrousser chemin ? C’est trop tard. Nous sommes dans la gueule du diable. Aucune visibilité. Je ne puis compter que sur la chance. Je déraisonne. La chance ? On la paie ou on la travaille. Rien n’est gratuit dans la vie. Et je ne suis pas venu au monde par chance. Spermatozoïde, j’ai tapé et mordu tous les autres pour arriver le premier. Sans pitié aucune. Et ma mère m’a donné une bouteille d’eau de javel pour que je naisse en Europe. Les pauvres ne connaissent pas la chance.  

 

     Nous pouvons choquer dans n’importe quoi sans que je puisse éviter quoi que ce soit. Un container, une baleine, un tronc d’arbre, me prendre dans un filet dérivant, les hantises de tous les marins. Une sirène ? Aux dires des vieux marins, c’est possible aussi. Mais je n’aime pas trop le bruit des sirènes. Celui des sirènes qui gravitent dans les politiques est par trop cacophonique.

 

    Je suis scotché à la barre, confortablement assis, mais scotché, Strouppy toujours sur mes genoux. Je ne quitte pas les voiles des yeux. Pas le moment *d’empanner. La nuit va être longue.

 

    Et quand, effet domino, l’effet généralement perdure. Insa tout à coup se vide de son sang, la peur a provoqué des règles prématurées, très abondantes. Le cockpit est peint en rouge, à croire que fut égorgé un bœuf ici. Elle s’évanouit à nouveau. Tout en tenant la barre, j’essaie comme je peux de lui ouvrir la bouche, qu’elle navale pas sa langue. Je vous l’ai dit, je suis dans un énorme caca, et plus encore. Je vous le redis, je suis dans un effroyable merdier. J’ai l’habitude. Dans le pays où je suis né, l’emblème chante sur les tas de fumiers. Cocorico, je suis le meilleur ! Cocorico, je suis le meilleur ! Matin et soir pour vous empêcher de dormir. Pour qui se prennent-ils ? Après on s’étonnera que les Chinois les ramassent dans les poubelles pour en garnir nos assiettes.

 

    Je prends l’iridium et compose le dernier numéro. Celui du port de Cartagena, en Espagne.

 

   - *Pan-pan, pan-pan, pan-pan,

 

   - Cartagena, Cartagena, Cartagena

 

   - Ici Liberté, ici Liberté, ici Liberté

 

   - Demande le contact radio.

 

   - *Pan-pan, pan-pan, pan-pan,

 

   - Cartagena, Cartagena, Cartagena

 

   - Ici Liberté, ici Liberté, ici Liberté

 

   - Demande le contact radio.

 

    Ces phrases ne sont pas exactement formulées dans l’ordre établi, mais ça fonctionne : (en espagnol)

 

   - Ici Cartagena, je t’écoute Liberté. Over.

 

   - Position 32 03 1129 Nord, 10 59 1176 West.

 

   - Je répète,  position : 32 03 1129 Nord, 10 59 1129 West confirmez. Over.

 

   - Je confirme 32 03 1129 Nord, 10 59 1129 West, ok ?

 

   - OK ? Over.

 

   - Que peut-on pour toi Liberté, que se passe-t-il ? Over.

 

     La communication avec l’Iridium est claire et limpide.

 

   - Nous sommes deux à bord. Ma passagère est évanouie. Elle a perdu beaucoup de sang. Elle a fait des règles prématurées vraisemblablement par peur. Nous sommes dans une tempête, mais je suis manœuvrant. Je demande un hélitreuillage. Compris ? Over.

 

  - Vous demandez un hélitreuillage pour votre passagère, mais je ne peux rien faire, ce n’est pas notre secteur, c’est le secteur Marocain. Compris ? Over.

 

 - Compris ! Over.

 

- Il est 4h. Je déroute un navire. Il sera vers vous à cinq heures. Pouvez-vous l’attendre ? Over.

 

- Je pense pouvoir le faire. Je coupe, mais je vous tiens au courant, merci. Over.

 

- OK ! Terminé.

 

    À cinq heures ponctuelles, le navire est là, mais quel navire. 80 mètres de long et 30 mètres de haut ? Que puis-je faire ? À la VHF à main, j’ai un mal de chien à lui faire comprendre de ne pas trop s’approcher. J’ai peur pour mes mats. Ses marins ne veulent rien savoir. Ils ne sont que trois sur ce bateau et veulent à toute force nous hélitreuiller tous les deux. Il s’approche encore.

 

    Je n’ai pas une seconde à perdre. Si je les écoute, c’est la catastrophe assurée. Je plonge dans le compartiment moteur, et comme je peux, dans le noir ou presque, je me concentre, je travaille avec la tête en fermant souvent les yeux, dans à peu près toutes les positions que me met Liberté en sautant sur les vagues. Je remets non seulement la courroie de distribution dans ses logements, mais j’arrive à la retendre correctement. Moteur en route, je m’écarte au plus vite de ce monstre. Il me tourne autour. Sa corne de brume vrombit. Il m’engueule,  en me disant que je refuse son aide, que je l’ai dérouté pour rien, qu’il se plaindra aux autorités. Oui, mon con, tu fais trois petits paquets et tu les envoies au roi d’Espagne, pensais-je. Avec trois coqs rôtis, chinois de préférence.

 

   J’appelle Catagena et lui fais part de cet incident. Je ne peux absolument pas accepter les conditions de cet l’hélitreuillage. Et avec cette tempête ? C’est notre mort assurée et la perte du  bateau. Ces marins ne savent pas naviguer. Leur cargo est piloté par satellite. Leurs conseils ne valent pas un pet de lapin. Et pour que cette capitainerie soit bien  convaincue que je ne suis pas un farfelu, je précise que nous avons déjà été en contact par le passé avec cet Iridium, que je suis Patricio, le patron de Falco, mon ancien bateau, qu’elle nous connaît bien, ayant passé six mois et plus à Cartagena.. 

 

- Buenas dias Patricio. Oui je te reconnais. Ne t’occupe pas des plaintes du navire. Je te mets en contact avec Rabat Sale. Comment va ta passagère ? Over.

 

- C’est Insa, mon amie que tu connais aussi. Elle me dit qu’elle va tenir. Over.

 

- En effet. Je me rappelle d’elle. Je fais au plus vite, Patricio. Terminé.

 

   Peu après la capitainerie de Rabat m’appelle. Elle nous envoie dans l’heure un hélicoptère pour nous hélitreuiller tous les deux. Je passe ici les conversations. Je précise que je ne veux pas être hélitreuillé, je suis manœuvrant, mais que c’est une question de vie ou de mort pour mon amie. Rabat ne veut rien savoir. C’est tous les deux ou personne. Pourquoi tous les deux ? Si Insa avait été seule à bord, elle aurait été hélitreuillée seule. Non ? Je saurais plus tard pourquoi. Je refuse. Je n’abandonnerais pas mon bateau. Si mon amie doit mourir, elle mourra. Là où je suis, je n’en serais pas responsable. Je continue ma route au moteur sur Essaouira. J’ai 71 milles à parcourir au 225°, soit plus de vingt heures à moins de 4 nœuds dans cette mer formée par le travers bâbord. Une mer excessivement dangereuse. Les vagues, énormes, je dirais même monstrueuses, peuvent me retourner à chaque instant. Mais je n’ai pas le choix. Et je refuse celui que l’on m’impose. Homme libre, j’ai toujours refusé de me voter un maître.

 

   Je mets 24 heures pour arriver à Essaouira, plus de deux jours et deux nuits en tout, sans manger, boire, dormir, pisser ou faire mes besoins. Impossible de quitter la barre. Une barre excessivement dure, car doublée avec une barre intérieure. Les crampes m’obligent à changer de bras toutes les cinq minutes. Ma tête bascule. Je tombe de part et d’autre de mon siège. Je me gifle pour ne pas dormir. Le sel des embruns qui couvrent le bateau me brûle les yeux. Je peine à les ouvrir. Et impossible de m’occuper d’Insa une seule seconde. 

 

   Je lui dis :

 

- Ils ne veulent pas t’hélitreuiller, soit. Mais je refuse d’abandonner mon bateau. Sans lui, nous sommes des clochards. Alors, Bébé essaie de ne pas mourir. Pense que tu ne vas pas mourir. Je ne peux pas t’aider. Si le bateau arrive, nous sommes sauvés. Il est très bon et son moteur est neuf. J’ai confiance en lui. Et je vais tout faire pour qu’il arrive. Accroche-toi, je m’accroche et vive le diable !

 

    Dur, peut-être, mais il faut savoir prendre des décisions. Et se tenir aux idées qui nous font vivre, sans déserter dans le premier combat venu. Mourir, nous le pouvons, tous les jours, ici ou ailleurs. J’accepte la mort accidentelle, à condition qu’elle ne soit pas gratuite, je hais les fanfarons, et que je puisse me défendre, et non à cause d’un autre, ou pire, pour des idées qui n’ont plus cours le lendemain. A contrario des pseudos chefs de guerre, patrie et drapeau en bouche, j’ordonne, mais je fais, en mettant ma vie dans la bascule !!!

 

   Des marins nous attendent à Essaouira. Il est midi. Ils nous amarrent à couple avec le remorqueur de sauvetage et les douaniers me portent et me font boire un énorme verre rempli de jus d’orange. Insa reprend vie, toute peur disparue. Prête à faire la fête, elle est plus jeune que moi.

 

   En échange, la soirée fut mémorable. Bien que nous soyons tous les deux démolis, nous décidons de manger dans l’excellent et coûteux restaurant du port, juste en face de notre bateau.  Nous commandons presque toute la carte: plusieurs entrées, un énorme melon, une très grosse langouste, ainsi que divers plats de viandes et desserts que nous délaissons. Et bien évidemment une bouteille de très bon champagne. Il nous soûle. Pour le fun, par plaisir, pour prouver que nous sommes en vie.  Les serveurs nous prennent certainement pour de doux cinglés. Pour le moins, pour des milliardaires en goguette, car le pourboire est également fort copieux.

 

   Et bien évidemment, deux jours après, tout à fait par hasard, par l’indiscrétion d’un marin du port, j’apprends que le remorqueur de sauvetage était parti pour récupérer mon bateau, bien avant que ne soit ordonné le départ de l’hélicoptère. Qu’il ne s’était pas manifesté, ça, je le savais, mais qu’il se trouvait  dans nos parages ?  Comme quoi mes intuitions…

 

    À cet instant :

 

    - Vous avez l’air d’avoir drôlement bien récupéré aujourd’hui monsieur, car, quand vous êtes arrivé, vous n’étiez pas beau à voir. Me dit gaiement un touriste de passage.

- À bon ? Je ne m’en suis pas aperçu. Répliquais-je à l’homme déguisé en aventurier, chapeau de brousse, barbe de trois jours et veste à manches courtes de cameraman, flambant neuf.

 

 

Histoire vécue en 2010.

 

Janvier 2015

 

      

 

Miles marin: 1832 mètres. En kilomètres, multiplier les miles par deux et retirer 20 %..

Ketch : voilier à deux mats, le mat principal plus haut que le mat d’artimon.

37 pieds : 12 mètres.

Tribord : droite dans le sens de la route.

Bâbord : gauche dans le sens de la route.

Amure : côté d’où vient le vent.

Écoute : cordage qui permet de régler une voile.

Nœud : un mile à l’heure..

Rouleaux : La bôme tourne et enroule la voile.

Bôme : support de la voile.

Baston : se battre en argot

Manille : boucle en inox       .

Patera : barque.

Camino : chemin.

Gardia civile: gendarmes civils

Planque : une cachette en argot.

Black out : feux éteints.

Varadero : Lieu de mise à sec des bateaux.

Les Atunes : les thons.

Arisées : Réduction de la voile, prendre des ris, réduire la toile.

207° : la route à suivre

Timon : barre en espagnol.

Sorcier : baromètre en terme marin

Empanner : faire une embardée inconsidérée, cause de ruptures.

Pan-Pan : qui n’est pas un appel au secours comme Maday.

Poème de Charles Baudelaire : l’homme et la mer.

 

 

 

 


28/01/2016
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